vendredi 1 novembre 2013

Le cloud computing, véritable nébuleuse juridique


Quelle agréable surprise que de découvrir un discours du vice-président du Conseil d’État [1] sur un sujet qui intéresse, une fois n’est pas coutume, la communauté de la cybersécurité : le cloud computing [2]




Cette initiative est particulièrement à mettre en exergue car cela signifie que les sujets informatiques entrent, enfin, dans les hautes sphères de la régulation juridique. En effet, ce n’est pas le premier article [3] qui déplore l’absence d’un cadre juridique concernant la sécurité informatique et a fortiori l’informatique. 
En parallèle, on peut supposer que cette intervention permette et permettra de sensibiliser toute la communauté juridique aux problématiques soulevées par l’intégration de l’informatique dans la société. Et souhaitons-le, qu’à plus forte raison, une prise de conscience certaine et rapide des enjeux attenants soit en cours.
Le discours en lui-même s’articule autour de trois constats majeurs qui sont ici simplement repris de façon synthétique. La clarté du discours de M. Sauvé dispensant de rajouter des explications supplémentaires.
1er constat : Le cloud computing est un phénomène nouveau et fuyant, qui demeure encore insaisissable.
En effet, il existe une multitude de définitions et de caractéristiques du cloud même si certains fondamentaux sont incontournables : externalisation et hyper-capacité du stockage, disponibilité mondiale et quasi-immédiate des ressources, accessibilité à tous et sur tout type d’appareils, facturation à la demande mais aussi ignorance quant à la localisation des données.
Ce phénomène est d’autant plus insaisissable que ses apports sont ambivalents.
Certes, le cloud est une révolution technique et économique mais il entraine également des « risques collatéraux » liés à l’appartenance du cloud au réseau ouvert et public d’Internet, tels la dépendance à la qualité du réseau et la possibilité de cyber-attaques.
Le cloud ne paraît, pour l’utilisateur, qu’un unique « nuage » dématérialisé mais derrière le virtuel, se dissimulent un ensemble de matériels, de raccordements aux réseaux et de logiciels formant de puissants systèmes, regroupés dans des data center ou « usines numériques  géantes », qui sont gérées par des entreprises fournisseuses telles que Google, Amazon ou Microsoft par exemple.

Enfin et surtout, le concept du cloud computing a ceci de particulier qu’il ne fait pour le moment l’objet d’aucune formalisation juridique. Sur le plan du droit, il demeure bel et bien virtuel.

2ème constat : La protection des données voyageant dans le « nuage » pose de singuliers problèmes juridiques.
Le principal enjeu lié au développement du cloud concerne la protection des données personnelles et, plus largement, des données de toutes sortes, dès lors qu’elles sont stockées dans le « nuage ».

Les données qui voyagent dans le cloud, y séjournent ou en sortent, ne connaissent pas de frontière. Les questions du droit applicable et de la juridiction compétente, qui sont classiques en cas de conflit de lois n’en sont que plus complexes. Il s’agit des enjeux de l’extraterritorialité du droit.
Le principe de liberté contractuelle prime, puisque dans un contrat, c’est la loi des parties qui prévaut. Celles-ci peuvent choisir la juridiction compétente et le droit applicable qui régira en totalité ou en partie leurs rapports.
Toutefois, la solution contractuelle qui est privilégiée n’est pas satisfaisante car le contrat de cloud se résume par le déséquilibre de la relation contractuelle entre le consommateur et le prestataire du service cloud qui est indéniablement en position de force..
On sait, en particulier, que les contrats de cloud sont, le plus souvent, des contrats d’adhésion « standard » proposés par les prestataires, et donc rédigés à leur convenance, qui excluent d’emblée toute possibilité pour le client de négocier les dispositions contractuelles.

Concernant spécifiquement les données à caractère personnel, la loi « Informatique et Libertés »[4] permet le transfert de données au sein de l’Union européenne, après déclaration à l’autorité compétente de protection des données [5]. Elle pose en revanche un principe d’interdiction de transfert des données hors de l’Union, sauf, après autorisation, vers les pays présentant « un niveau de protection adéquat ».
Aux États-Unis,  les mécanismes de Safe Harbor sont reconnus par la Commission européenne comme équivalents au « niveau de protection adéquat ».  Mais, l’intérêt du système Safe Harbor s’érode du fait de lois américaines de lutte contre le terrorisme telles le Patriot Act  qui dispose que les agences de renseignement peuvent accéder à toute donnée personnelle hébergée par un prestataire américain en cas de suspicion de terrorisme ou d’espionnage.

3ème constat : Le cloud pose en définitive la question de l’intervention publique et du rôle de l’État.
Premièrement, l’État doit être, avant tout, un régulateur. Cette régulation est bel et bien présente concernant la protection des données à caractère personnel grâce au dispositif étatique établi par la loi « Informatique et Libertés » . Toutefois, la réflexion est actuellement, en discussion au niveau européen avec le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles [6] et donc transférée à plusieurs acteurs étatiques.
En second lieu, l’État doit agir également comme un acteur économique, ce qu’il commence à faire avec les initiatives de cloud nationaux Numergy et Cloudwatt [7].
Enfin, il est tout à fait envisageable que l’État se laisse séduire par l’efficacité et la rapidité du système de cloud d’autant plus pour des raisons  de rationalisation de coûts. L’enjeu sera donc de créer un cloud gouvernemental sécurisé pour les citoyens et l’Etat lui même.

En conclusion, le discours de M. Sauvé a le grand mérite de faire une claire synthèse des problèmes juridiques qui entourent le phénomène du cloud computing. Les seuls regrets sont que ce discours ne soit pas intervenu plus tôt et surtout qu’il n’aille pas plus loin par des promesses de prise en compte du phénomène dans le droit positif

Ainsi, arrêtons d’avoir la tête dans les nuages et réagissons sur l’intégration du cloud dans la sphère juridique. Certes, il n’est pas conseillé de légiférer sur tous les phénomènes actuels mais l’apparition du cloud computing n’est pas récente [8] et surtout fait partie des bouleversements technologiques actuels. Il est donc probablement grand temps d’enclencher la révolution juridique 2.0 !



[1] Intervention de M. Jean-Marc Sauvé vice-président du Conseil d’État, lors du colloque de la Société de législation comparée, au Conseil d'État, le vendredi 11 octobre 2013 : http://www.conseil-etat.fr/media/document/DISCOURS%20ET%20INTERVENTIONS/cloud_computing_11_octobre_2013_181013.pdf
[2] Selon la CNIL, l'expression " informatique en nuage " ou " cloud computing " désigne le déport vers " le nuage Internet " (bien avant qu'apparaisse l'expression " cloud computing ", les architectes réseau schématisaient Internet par un nuage. En anglais, le terme " the cloud " était couramment utilisé pour désigner Internet) de données et d'applications qui auparavant étaient situées sur les serveurs et ordinateurs des sociétés, des organisations ou des particuliers. Le modèle économique associé s'apparente à la location de ressources informatiques avec une facturation en fonction de la consommation.
[3] Cf les articles sur le droit de la SSI des 1er juillet, 1er août et 1er octobre. 
[4] La loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés modifiée
[5] En France, il s’agit bien sûr de la CNIL.
[6] Proposition 2012/0011 du 25 janvier 2012 de règlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données.
[7] Les projets Numergy et Cloudwatt sont respectivement menés avec les opérateurs français  SFR et Bull pour le premier, Orange et Thalès pour le second, et pour lequel l’Etat a investi plusieurs millions d’euros via le projet Andromède.
[8] La CNIL avait lancé une consultation publique relative au cloud computing fin 2011 afin de définir et délimiter le phénomène et avait publié la synthèse en juin 2012 : http://www.cnil.fr/fileadmin/images/la_cnil/actualite/Synthese_des_reponses_a_la_consultation_publique_sur_le_Cloud_et_analyse_de_la_CNIL.pdf


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